Militantes lesbiennes dans les luttes féministes
Invisibles et essentielles
À partir des années 1970, la seconde vague féministe secoue l’Occident. Les droits des femmes, la sexualité, le travail, la maternité sont au cœur des débats. Dans ce tumulte militant, une voix singulière s’élève, souvent marginalisée, parfois rejetée : celle des lesbiennes féministes.
Leur combat est double. Il s’agit de lutter contre le patriarcat, mais aussi de s’affirmer dans un féminisme encore largement hétérocentré. Pourtant, ces militantes ont joué un rôle central dans la redéfinition des luttes, des corps et des identités. Leur apport, longtemps négligé, est aujourd’hui fondamental pour comprendre les tensions et les avancées qui ont façonné l’histoire féministe.
Le contexte historique : années 70, années de rupture
La deuxième vague féministe
Aux États-Unis, en France, au Canada ou au Royaume-Uni, les années 70 sont marquées par l’émergence d’un féminisme radical, distinct du féminisme libéral. On ne revendique plus seulement l’égalité juridique, mais une transformation profonde des rapports de pouvoir, du langage, des corps.
Le Mouvement de Libération des Femmes (MLF)
En France, le MLF naît dans la foulée de Mai 68. Il regroupe des femmes issues de tous horizons : universitaires, ouvrières, étudiantes, militantes de gauche. Mais très vite, les désaccords apparaissent, notamment sur la question du lesbianisme, considéré par certaines comme « trop marginal », « trop communautaire », voire « dommageable » pour l’image du féminisme.
Les lesbiennes face à l’hétéroféminisme
« Ne divisez pas le mouvement ! »
Pour de nombreuses militantes hétérosexuelles, les lesbiennes « radicalisent » inutilement le débat. Elles sont souvent accusées de semer la discorde. Le lesbianisme est perçu comme un obstacle à la légitimation sociale du mouvement féministe, déjà sous le feu des critiques patriarcales.
Pourtant, les militantes lesbiennes, loin de diviser, poussent le féminisme à interroger ses propres limites : invisibilisation des sexualités minoritaires, centralité du couple hétérosexuel, complicité avec des normes sociales conservatrices.
Vers une exclusion assumée
Dans certains groupes, les lesbiennes sont explicitement mises à l’écart. Faute d’espace de parole, elles créent leurs propres collectifs et cercles militants. Ce sera le cas des Gouines Rouges, nées en 1971, premier groupe lesbien féministe français.
Le lesbianisme comme choix politique
« The Woman Identified Woman » : naissance d’une pensée
En 1970, aux États-Unis, le manifeste « The Woman Identified Woman » marque un tournant. Rédigé par le collectif Radicalesbians, il propose une analyse puissante : l’hétérosexualité n’est pas « naturelle », mais une institution sociale imposée par le patriarcat.
Selon ce texte, être lesbienne, c’est refuser d’être définie en fonction des hommes. C’est faire un pas vers une autonomie complète – physique, affective, politique. C’est donc un acte révolutionnaire.
Le lesbianisme politique
Certaines figures vont plus loin encore, en affirmant que toutes les femmes pourraient (ou devraient) être lesbiennes dans une perspective de libération. Ce discours, clivant, suscite de vifs débats. Il faut distinguer le lesbianisme vécu du lesbianisme politique, outil critique contre l’ordre établi.

Monique Wittig : briser la catégorie « femme »
Une pensée radicale
Figure emblématique du lesbianisme français, Monique Wittig bouscule la pensée féministe. Dans La Pensée straight, elle affirme : « Les lesbiennes ne sont pas des femmes », car elles échappent à la construction sociale de la « femme » comme sujet défini par sa relation à l’homme.
Wittig introduit une rupture majeure : pour elle, le genre n’existe que dans l’hétérosexualité obligatoire. Refuser cette assignation, c’est refuser l’ensemble du système.
Une œuvre littéraire engagée
Ses romans – Les Guérillères, L’Opoponax – mettent en scène des univers où le genre s’effondre, où la langue se transforme, où les héroïnes prennent le pouvoir. Wittig fait du lesbianisme une force de subversion totale.
Audre Lorde : intersectionnalité avant l’heure
Poétesse, essayiste, militante noire lesbienne, Audre Lorde est une figure centrale du féminisme américain. Pour elle, il est impossible de séparer les luttes : racisme, sexisme et homophobie s’entrelacent et se renforcent.
Elle dénonce le silence imposé aux minorités dans les mouvements féministes blancs dominants. « Votre silence ne vous protégera pas », écrit-elle dans Sister Outsider, une phrase devenue emblématique.
Lire aussi : Audre Lorde : Portrait d’une Icône Féministe, Noire et Lesbienne
Les Gouines Rouges : action, humour et radicalité
Un collectif provocateur
Créé à Paris, le groupe des Gouines Rouges regroupe des militantes qui refusent l’effacement. Par leurs slogans, leurs actions coup-de-poing et leur ironie décapante, elles dénoncent la lesbophobie y compris dans les cercles féministes.
Elles organisent des prises de parole publiques, des happenings dans les manifs, des soirées communautaires. Leur objectif : visibiliser l’existence des lesbiennes, et faire entendre leur voix dans toutes les sphères du militantisme.
De la théorie à la culture
Comme d’autres collectifs, elles contribuent à l’émergence d’une culture lesbienne autonome : revues, maisons d’édition, librairies, centres sociaux. Elles jettent les bases d’une communauté vivante, créative, subversive.
Héritage des années 70-80
Le lesbianisme comme matrice critique
Les militantes lesbiennes des années 70-80 ne voulaient pas seulement « être acceptées ». Elles ont élaboré une pensée du pouvoir, du genre, du langage et de la sexualité. Leur analyse dépasse le cadre de leur propre vécu : elle offre des outils précieux pour toutes les luttes anti-systémiques.
Transmission et redécouverte
Aujourd’hui, ces figures militantes reviennent sur le devant de la scène. Leurs écrits sont réédités, étudiés, traduits. Leurs visages apparaissent dans les documentaires, les conférences, les festivals.
Pour les nouvelles générations queer, elles incarnent des modèles de courage et de radicalité. L’article Ces lesbiennes qui ont marqué l’histoire propose d’ailleurs un panorama enrichi de ces trajectoires emblématiques.
Des tensions toujours présentes
Entre inclusion et fragmentation
Certaines critiques formulées dans les années 70 restent d’actualité : invisibilisation des lesbiennes dans les espaces LGBTQ+, fétichisation dans les médias, marginalisation dans les politiques publiques. Le combat est loin d’être terminé.
Les débats entre féminisme queer et lesbianisme politique se poursuivent, avec de nouveaux termes, de nouvelles nuances. La mémoire des années 70-80 sert de boussole historique.
Une mémoire audiovisuelle précieuse
La transmission passe aussi par les images. Plusieurs documentaires sur l’histoire du lesbianisme permettent de revivre ces années de luttes, avec leurs moments de joie, de conflit, de résistance. Ces archives sont essentielles pour comprendre les racines des combats d’aujourd’hui.
Conclusion : penser l’avenir avec les héritières d’hier
Les militantes lesbiennes des années 70-80 ont posé des questions que nous continuons d’explorer : qu’est-ce qu’être une femme ? Comment échapper à la domination ? Peut-on exister sans se définir par l’autre ? Leur radicalité, parfois dérangeante, toujours lucide, reste une source d’inspiration.
En ravivant cette mémoire, en la connectant aux luttes actuelles, on bâtit un féminisme plus fort, plus juste, plus libre.